
Grauves
Il y a bien longtemps, à Cuis prés d’Epernay, juste en dessous du château oublié de Favresse, les gens vivaient heureux, bien loin des vicissitudes du monde et des guerres.
Ils se nourrissaient de la terre et des richesses qu’elle pouvait leur apporter. Coincés entre la butte du castel et une sombre vallée infestée de ronces, les enfants y jouaient avec de jeunes chevreaux tandis que les parents gardaient les chèvres et confectionnaient la tome.
Bref, dans la campagne de Cuis, la vie était simple et heureuse. Une existence rythmée par les saisons et les anciennes croyances. Les esprits de la nature, partout alentour, de leurs motivations bénéfiques ou pas, influaient sur le cours des vies. Du coup quand les chèvres arrivaient à la lisière de la vallée d’épines les bergers ramenaient tout ce monde là plus en vue, de crainte que de mauvaises fées ne fassent tourner leur lait.
Personne n’aurait pris le risque de dilapider le gagne pain. De toute façon il était évident que cet endroit là n’avait rien de bien à apporter aux honnêtes travailleurs. Les plantes, les arbustes, poussaient d’une façon si anarchique et si drue que l’on n’y avait jamais vu la couleur du sol. Pour autant le seigneur de Cuis, lassé de toutes ces superstitions ridicules et sans doute très intéressé par ces nouvelles terres, émit un jour, l’idée d’aller faire paître les biquettes dans le sombre vallon.
Elles n’auront pas peur des ronces, elles s’en nourriront. Dégageant ainsi le terrain, elles enrichiront leur lait. Esprit de la nature contre promesse de richesse, le seigneur était habile. Dès lors en vue, les superstitions se sont donc évanouies, comme par enchantement. Les bergers menèrent leurs troupeaux sur les anciennes terres maudites devenues eldorado. Un changement dont les chèvres n’ont pas eu à se plaindre, elles raffolaient des ronces et n’avaient cure de leurs épines. Leur lait plus gras et plus fruité, donnait des fromages encore plus savoureux. Fromages qui se vendaient comme des petits pains.
Du coup, en vertu de l’adage « on ne change pas une équipe qui gagne », les gens de Cuis ont augmenté la taille des troupeaux. Les cornes se multiplièrent. Même au prix des plus périlleux numéros d’équilibriste, les chèvres insatiables rongeaient et écorchaient les arbustes dans un concert de bêlements de plaisir. Mais un matin, plus rien…
Les caprins dans le fond du vallon s’étaient tus. Inquiété par ce silence un villageois fut désigné volontaire pour descendre voir. Une fois en bas le courageux mais fébrile cuitat trouva les biquettes en pleine forme mais toutes arrêtées devant une petite trouée de ronces
Se penchant pour voir ce qui intriguait autant les chèvres, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir un village. « Y a un village la dessous, s’est- il alors écrié, y a un village la dessous ! » Voilà comment les habitants de Cuis, les musettes, (car ils mettent leur nez partout) ont découvert un nouveau village.
Ne restait qu’à lui donner un nom. Comme ces nouveaux voisins n’avaient pas de chèvres, eux, mais des vaches, leur surnom fut tout trouvé : les « gro viaux », les gros veaux. Grauves, pour la postérité.